Interview d’Axelle Ayad, fondatrice de Mapatho

Axelle Ayad est une entrepreneuse de 33 ans. Diplômée d’un double Master en entrepreneuriat de l’ESSEC et de Centrale Supélec, elle a fondé Mapatho il y a 4 ans, une startup qui propose aux patients chroniques une boîte à outils sur leur pathologie et les met en relation avec des soignants hautement qualifiés. Mapatho, c’est aujourd’hui plus de 60 000 patients et 50 associations partenaires.

Axelle est également fondatrice du Think Tank santé Les Ateliers Mercure, qui regroupe plus de soixante-dix professionnels de santé et entrepreneurs en santé qui travaillent sur des propositions pour moderniser le système en soins.

1/ Bonjour Axelle. Merci de nous accorder cet entretien pour parler des « nouvelles pratiques » observées dans le monde du travail. Tout d’abord, pourriez-vous nous présenter rapidement votre entreprise ?

Mapatho est une startup qui a 4 ans. C’est une plateforme pour les personnes vivant avec des maladies chroniques qui leur permet de trouver des recommandations, des ressources et des articles de prévention. Avant cela, j’étais DRH dans des grands groupes pendant 7 ans. C’est comme ça que j’en suis arrivée à mettre un point d’honneur à instaurer des pratiques et des politiques RH qui me convenaient, car je n’ai jamais trouvé une entreprise avec laquelle j’étais 100% alignée. J’avais un véritable souhait de proposer des choses « employé friendly ».

Il faut savoir que j’ai été diagnostiquée d’une maladie et j’avais énormément de difficultés à trouver des nouveaux médecins pour me prendre en charge quand je déménageais, et c’était une grosse angoisse (et d’ailleurs pour 70% des malades). Je me suis fait la réflexion qu’en tant que patient, on trouve parfois de bons médecins mais on n’a pas vraiment de moyen de partager ces recommandations pour d’autres personnes qui seraient en recherche. C’est comme ça que j’ai décidé de créer cette plateforme collaborative, sur laquelle les personnes qui ont trouvé des choses satisfaisantes (que ce soit en termes de médecins, de solutions digitales, d’associations, etc.) peuvent venir les recommander, et cela nous permet d’alimenter une boite à outils pour des personnes qui seraient nouvellement diagnostiquées ou en recherche car elles déménagent.

2/ Au cours de vos différentes expériences professionnelles, et dans la diversité des environnements de travail auxquels vous avez pu être confrontée, avez-vous observé une différence de paradigme dans la façon de travailler aujourd’hui ?  

Il faut déjà souligner l’avant/après Covid. Dans toutes les boites qui trouvaient compliqué le fait de mettre en place du télétravail, on se rend finalement compte que sous la contrainte, elles ont très bien fonctionné de cette manière-là. Finalement, ce que je déplore, c’est le retour en arrière. On revient sur un fonctionnement sans télétravail ou bien une fois par semaine alors que techniquement, elles l’ont appliqué pendant le Covid, elles le pourraient encore aujourd’hui mais on repart dans les vieux carcans d’avant-guerre. De façon générale, c’est assez drôle de voir que la génération de nos parents travaillait pour manger alors que de plus en plus, j’observe que les générations qui arrivent sur le marché du travail sont prêtes à être payées moins pour trouver du sens dans leur travail et avoir un équilibre vie professionnelle/vie personnelle marqué.

Moi-même, lorsque je suis sortie d’école de commerce, mon driver était le salaire. Et aujourd’hui, j’ai l’impression que ce n’est pas grave, que ce n’est pas la recherche de la rémunération qui est mise sur le premier plan. C’est un changement de priorité dans ce que l’on recherche aujourd’hui dans son travail.

3/ De « nouvelles pratiques » comme le full remote, le Unboss ou encore la mise en place de politiques RH inédites (comme les congés illimités) sont de plus en plus fréquentes. Concrètement, cela donne quoi sur le terrain ?

Chez Mapatho, j’ai fait le choix d’intégrer certaines de ces nouvelles pratiques. Déjà, nous sommes en full remote. On se voit deux fois par mois, à Paris. La seule contrainte est de pouvoir être dans la capitale le matin à 9h15 deux mardis par mois. Le reste du temps, vous habitez où vous souhaitez.

Par ailleurs, on ne travaille pas le jour de son anniversaire ; l’entreprise fait cadeau de cette journée-là. On offre également la possibilité aux salariés de partir travailler depuis l’étranger trois mois par an. La seule contrainte est de pouvoir gérer le décalage horaire et être disponible aux heures de travail.

Au niveau des horaires, on est sur une journée commençant à 9h et se terminant à 17h30 pour la plupart des collaborateurs, 18h max. On est très regardant sur le respect des temps de travail, on n’est pas du tout dans l’excès, contrairement aux pratiques habituelles en startup. On ne s’envoie pas de messages le weekend, on se déconnecte tous de Slack le soir et on ne dérange ainsi pas ses collègues.

Je me suis aussi beaucoup posé la question de la semaine de quatre jours ainsi que des congés illimités. Sur ce deuxième point, on voit qu’avec cette pratique, les gens n’osent plus poser de congés. C’est contre-productif. Chez Mapatho, les gens posent des vacances quand ils le souhaitent ; ils sont complètement autonomes là-dessus. Ils ont un fichier Excel pour y indiquer leurs jours d’absence et on a un calendrier partagé sur lequel chaque collaborateur rajoute ses congés. De cette manière, on garde un nombre de jours équitable entre tous mais c’est quand ils le souhaitent. Je n’ai jamais refusé un départ en congé.

Aussi, les salariés ne posent pas de jours pour leurs rendez-vous médicaux : s’ils ont un rendez-vous prévu en milieu de journée par exemple, pas besoin de poser de jour. Pour moi, cela fait partie du travail et c’est dans mon mode de fonctionnement : avoir une confiance entière en mon équipe. Quand un collaborateur ne se sent pas bien ou fatigué, il a parfaitement le droit de prendre le temps dont il a besoin pour se reposer et il rattrapera à un autre moment son travail. Cela fait 2 ans que j’ai des salariés, et sur ces deux années, j’ai dû avoir 5 congés maladies de pris, tous salariés confondus. Les gens sont globalement plus reposés, moins malades.

Concernant la semaine de quatre jours, je me suis finalement dit que travailler quatre jours signifiait travailler davantage les jours travaillés. En fait, je  pense que les gens ont besoin de récupérer de leur journée de travail, d’avoir une vie sociale après, d’autant plus que nous sommes en full remote, ce qui peut déjà en soi créer un sentiment d’isolement ; il faut donc pouvoir avoir du temps pour aller retrouver une vie personnelle après. Je préfère finalement qu’on travaille cinq jours, sachant que le vendredi, nous ne mettons pas la caméra (le no wear Friday) et les gens peuvent rester en pyjama, avancer sur leur travail de leur côté. On privilégie d’ailleurs le vendredi pour travailler sur ses propres sujets et si on a beaucoup travaillé cette semaine, on autorise les collaborateurs à partir à 16h voire 15h pour récupérer les heures supplémentaires effectuées. Je préfère ce système-là, étalé sur cinq jours, plutôt que de devoir courir et tout devoir faire en quatre jours dans le stress.

Sur les salaires, chacun décide de sa rémunération. Lors du process de recrutement, je leur demande le salaire qu’ils souhaitent. Je veux qu’ils soient à l’aise et qu’ils puissent décider eux-mêmes. Je les pousse donc à vraiment réfléchir sur le chiffre qu’ils vont me donner. Par contre, s’ils me donnent un chiffre qui ne passe pas, ce sera non et de manière catégorique pour rentrer chez Mapatho. Si la personne demande plus que ce que j’avais envisagé, mais que le chiffre passe encore, j’accepte pour que la personne soit à l’aise au moment de son entrée dans l’entreprise. Mais cela signifie qu’il n’y aura pas d’augmentation dans les deux premières années. Je trouve ce fonctionnement plus sympathique que de prendre 1 ou 2% par an.

Je n’avais jamais entendu parler de la pratique du Unboss. En revanche, on fait une réunion par semaine durant laquelle chacun explique ce qu’il a fait la semaine passée et si besoin parle de ses difficultés pour la semaine à venir. De cette manière, il n’y a pas de hiérarchie ou de problème de communication car chacun, du développeur, en passant par le responsable commercial au chef de projet, connait alors toutes les thématiques traitées par les autres. Nous avons même une conversation dédiée dans Slack sur les sujets à discuter, par tout le monde à raison d’une fois par semaine. Cela permet à chaque collaborateur d’avoir une visibilité sur les sujets qui ne concernent pas son service et ainsi pouvoir participer si souhaité.

Ce système-là marche d’ailleurs plutôt bien car cela permet de créer un moment supplémentaire d’échange. On a également mis en place un canal de discussion assez drôle qu’on a appelé « des paillettes dans nos vies » et dès qu’une personne de l’entreprise reçoit un bon retour (des clients, patients, professionnels de santé), un compliment ou un feedback positif, on le poste dans ce canal-là pour que toutes les équipes puissent voir la satisfaction de nos partenaires et plus largement de notre écosystème. On pense notamment aux développeurs qui ont moins de contacts utilisateurs et qui peuvent être reboostés grâce à ce biais-là.

Chez Mapatho, tout est très horizontal et participatif.

4/ Selon vous, ces pratiques sont-elles intrinsèquement liées à l’environnement startup ? Les grandes entreprises peuvent-elles également s’en munir pour instaurer une nouvelle manière d’appréhender le travail ?

On a pu voir que dans l’industrie pharmaceutique, beaucoup d’entreprises sont passées en full télétravail suite au Covid. La différence avec la startup, c’est que c’est une entreprise récente par définition et donc elle n’a pas le poids de l’histoire. Elle peut donc se créer avec les pratiques du moment.

Une entreprise établie, elle, essaye d’évoluer mais je pense qu’il est plus compliqué d’évoluer que de créer. C’est beaucoup plus facile pour moi avec 12 salariés de mettre en place des politiques RH qui me conviennent, et rapidement. Dès qu’on a une idée, on en discute ensemble ; si tout le monde est d’accord, on l’applique. On fait un point sur notre organisation tous les 4 mois – car chacun a le même poids sur les décisions prises. Si le lundi, on décide de décaler les horaires habituels de travail, cela peut être appliqué dès le lendemain. Nous n’avons pas d’instance représentative du personnel, et de ce fait, nous avons une légèreté dans ce qu’on veut mettre en place qui est énorme. Je pense qu’on est plus à-même de pouvoir faire du test and learn ; on essaye, et si cela ne marche pas, ce n’est pas grave. On revient en arrière sans que cela ait un gros impact sur la structure. Dans une entreprise de 1000 à 10000 collaborateurs, cela implique des réunions RH, des grosses prises de décisions, et cela ne se fait pas du jour au lendemain. Beaucoup de partenaires sont concernés, ce qui signifie un temps beaucoup plus long de mise en place.

De par mon expérience dans les grandes entreprises avant de fonder Mapatho, je pense que tout doit se faire grâce à l’impulsion du top management : il faut que ce soit une décision qu’ensuite tout le monde puisse suivre. Par exemple, sur l’allongement du congé paternité, tout le monde est persuadé de son intérêt. En revanche, sur le full remote, le Unboss, ou encore la semaine des quatre jours, comme ce sont des nouvelles pratiques et qu’on a pas forcément tout le recul nécessaire pour s’assurer de son bienfait pour la dynamique de l’entreprise, je pense qu’il faut déjà des preuves qu’effectivement, on est plus efficace avec ces nouvelles pratiques.

Quand je parle du full remote à des personnes qui travaillent dans des grosses boites, et notamment des dirigeants, ils me font part de leur crainte : « Oui mais quand tu es chez toi tu ne fais rien ». Selon moi, c’est le contraire : quand je suis au  bureau, je prends des cafés, j’ai tendance à papoter avec les collègues et le temps de trajet qu’il faut aussi prendre en compte. Là, même si je me réveille à 8h50, à 9h je suis devant mon PC, prête à travailler. Je peux profiter de ma pause déjeuner pour faire une machine, me faire livrer mes courses, etc. Je trouve que les gens sont beaucoup plus efficaces, mais nous n’avons pas de données pour le prouver. De ce fait, on reste sur des croyances et ce n’est pas assez pour que les grosses entreprises puissent impulser des changements.

La différence c’est que j’ai pu, au sein de Mapatho, faire appliquer des politiques RH qui me conviennent à moi et à mon équipe car je suis partie de zéro, alors que sur une grosse structure, la question reste : « Qui va impulser cette démarche et sur quels arguments pour pouvoir la légitimer ? » Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de changements au fur et à mesure : le congé paternité, le congé menstruel qui est de plus en plus envisagé et déjà appliqué en Espagne par exemple, etc.

5/ Finalement, ce nouveau paradigme est-il en complète opposition avec l’ « ancienne vision » que nous pouvions avoir du travail ? Est-ce là une véritable rupture ou bien une continuité logique liée au contexte (pandémie par exemple) ?

Je pense que le Covid a quand même créé une rupture ; le manque de travail et le changement de la vision du monde du travail sont la conséquence d’une prise de conscience de notre place et de notre impact sur la terre.

Je m’explique : pour moi, la génération à venir et celle qui arrive sur le marché du travail depuis environ 10 ans a une prise de conscience non négligeable de son impact sur l’environnement, le fait de devoir agir pour la planète et pour les autres. Du coup, il y a beaucoup plus de sens et cette recherche de sens va forcément impacter les conditions de travail. Quand on bosse huit à dix heures par jour derrière un bureau, on finit par vouloir des conditions de travail, des missions qui ont du sens et un vrai intérêt pour soi ; le travail doit donc évoluer. Avant, on travaillait pour vivre et pour aller jusqu’à la retraite ; aujourd’hui on ne sait pas si on va aller jusqu’à la retraite, on ne sait pas si on ne va pas devoir être reconfinés pendant des mois, on ne sait pas si on va devoir s’adapter : peut-être qu’il fera trop chaud pour travailler l’après-midi, il faudra donc revoir les horaires classiques de présence au travail. Je pense qu’à terme, le travail passera après. C’est un peu philosophique mais je pense que c’est plus profond et que cette évolution dans le travail est une conséquence de tous les changements qu’on a pu voir s’opérer ces 20 dernières années (notamment l’alerte Alcor sur l’écologie). Il y a une prise de conscience et de ce fait, le travail en est impacté.

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