Christian CHEVANDIER est historien et professeur émérite des universités, auteur notamment de La guerre du travail, de la crise à la croissance et Le travail en France. Des « Trente Glorieuses » à la présidence Macron, Editions Belin, 2017 et 2018. Dernier ouvrage paru : Mémoires d’une tragédie. Les policiers du 13 novembre 2015, Editions Robert Laffont, 2022.
1/ Bonjour monsieur Chevandier. Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions concernant l’évolution du monde du travail. Depuis quelques années, on peut constater que de nouvelles pratiques prennent une place certaine en entreprise : le télétravail, le full Remote ou encore le Unboss (les entreprises sans manager). Peut-on en conclure que le monde du travail est en train de se transformer durablement ?
Le monde du travail ne cesse de se transformer depuis le développement de l’industrie, à la fin du XVIIIe et surtout au début du XIXe siècle. Et l’on pourrait remonter, même si le rythme de la transformation était moindre, au néolithique, le début de l’agriculture, il y a plus de 8 000 ans. Dans les trois secteurs (agriculture, industrie, services), est devenue essentielle la question de la machine dont le travail se substitue à celui de l’homme et de la femme, car n’oublions pas que les femmes ont toujours travaillé.
2/ Si ces pratiques sont en partie apparues avant la pandémie, elles se sont renforcées en réponse à cette dernière. Le Covid est-il une cause de ce changement ?
La cause non, un facteur d’accélération oui. Pour ne prendre qu’un exemple, les « téléconsultations » médicales qui négligent l’aspect clinique, étaient déjà envisagées auparavant et peuvent s’inscrire dans une dynamique plus longue où le patient répondrait à quelques questions qui seraient traitées par un ordinateur. C’est un peu ce que l’on a connu dans l’enseignement avec les QCM qui peuvent être corrigées rapidement, éventuellement mécaniquement, comme cela avait été expérimenté avec les machines à cartes perforées, les ancêtres des ordinateurs. Cela correspond à la mécanisation des tâches, qui s’est développée depuis le début du XIXème siècle et a supprimé des emplois dans le monde de la production : songeons au métier Jacquard pour tisser la soie, qui a mis au chômage beaucoup de canuts lyonnais. Aujourd’hui, ce sont les métiers très qualifiés qui sont visés par cette dynamique, en sacrifiant la dimension humaine et intellectuelle : ce n’est pas par hasard si les deux exemples qui me sont venus à l’esprit sont la santé et l’enseignement.
3/ Le monde du travail avait-il besoin d’une rupture par rapport aux pratiques « anciennes » ?
En fait, ces évolutions font cohabiter dans un premier temps un usage des pratiques antérieures et des pratiques qui sont censées les remplacer. Mais y a-t-il vraiment rupture ? Prenons l’exemple de l’emploi de l’informatique à l’hôpital dans les services de soins. Auparavant, l’infirmière ou la cadre de santé faisait le tour du service avec un classeur et des fiches pour chaque patient, le tout placé à cette occasion sur un petit chariot. Aujourd’hui, elle a un ordinateur portable solidement arrimé à un petit chariot, mais les dossiers informatiques correspondent aux mêmes éléments que les fiches manuscrites. Et, dans des services d’urgence, lorsque le système informatique est provisoirement déficient, il y a dans une armoire une pile de formulaires papier qui sont remplis sur le moment, avant d’être saisis lorsque la panne est terminée. Cette saisie est d’ailleurs une tâche supplémentaire qui ne plaît pas outre-mesure aux infirmières.
4/ On entend çà et là que la nouvelle génération est parfois moins encline à travailler que les générations précédentes. Qu’en pensez-vous ?
Remarquons d’abord que l’invention d’un éclairage efficace a singulièrement augmenté le temps de travail. Puis, depuis le début du XXe siècle, chaque génération a moins travaillé que la précédente, de manière non négligeable : aujourd’hui, une vie de travail correspond à deux fois moins d’heures qu’en 1900. En France, les lois sociales ont permis au XXe siècle de passer de journées de 14 heures, avec un seul jour de repos et pas de congés à la semaine de 35 heures et cinq semaines de congés payés. Un petit bémol cependant, l’intensification du travail s’est imposée depuis le début du XXe siècle, avec le taylorisme et le fordisme. Au XXIe siècle, un « management » qui se veut nouveau a tendance à monter les cadres et les travailleurs les uns contre les autres. Or, en dehors de rares secteurs de création artistique ou intellectuelle, un des grands attraits du travail est la sociabilité qu’il permet. Et qui permet d’être véritablement efficace… Pour en revenir à la contestation du travail par les différentes générations, remarquons qu’elle a été forte dans celle qui avait 20 ans en 1970, à un moment où la durée des études s’allongeait fortement, où le chômage était fort réduit, où des acquis sociaux avaient limité la durée du travail. Mais nombre de travailleurs de 1970 n’en travaillaient pas moins depuis l’âge de 14 ans.
5/ Ne serait-ce pas plutôt l’envie de mener une vie professionnelle différente (et qui fait d’ailleurs écho au phénomène de la « Grande Démission ») ?
Cette « Grande Démission » n’est pas très nouvelle. Cela correspond à un phénomène assez commun dans les sociétés où l’agriculture n’est pas prédominante, la mobilité professionnelle (à ne pas confondre avec la mobilité sociale, qui compare l’évolution de la situation entre une personne et ses parents). Il est plutôt sain de vouloir aller voir ailleurs, ou de changer de poste ou de métier dans une même entreprise, dans une même institution. L’infirmière qui devient puéricultrice, puis cadre de santé ne fait pas simplement carrière tout en augmentant ses revenus, elle change de métier, ses tâches ne sont plus les mêmes. Et entre temps elle suit des formations qui peuvent, pour peu qu’elle en ait envie, correspondre à un réel enrichissement intellectuel.
6/ Finalement, peut-on dire que l’évolution du travail est forcée parce qu’elle doit répondre aux nouvelles exigences et motivations des personnes ?
L’économie, la demande, les techniques en œuvre, le niveau de formation de la population, ce que veulent aussi les travailleurs : les facteurs d’évolution du travail sont nombreux. Disons que, depuis deux siècles au moins, l’augmentation de la productivité a permis dans un premier temps d’avoir une production à même de satisfaire largement les besoins de la population, mais est devenue la principale cause de chômage depuis un demi-siècle. Les phénomènes d’intensification du travail correspondent à cette dynamique de hausse de la productivité. Mais l’on sait que, forçant les travailleurs à bâcler leur travail voire à occuper des emplois peut-être bien payés mais complètement inutiles et sans le moindre sens (ce que l’on appelle les Bullshit Jobs de certains cadres), cela n’apporte aucune satisfaction. Et devoir mal faire son travail ou n’y trouver aucun intérêt donnent envie de changer, pas seulement d’emploi mais aussi de mode de vie.
EN SAVOIR PLUS :
Bibliographie de Christian Chevandier
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