Fabienne Martin-Juchat est professeure des universités en Sciences de l’information et de la communication à l’université Grenoble Alpes. Elle développe une anthropologie par la communication corporelle et affective, médiée ou non par les technologies. Elle est membre du laboratoire Gresec et est responsable d’un programme de recherche sur la place du corps et des émotions dans la construction de l’action collective et dans la communication des organisations. Elle développe des recherches partenariales basées sur des méthodologies dites participatives. Elle s’appuie sur les récits d’affects pour comprendre les logiques organisationnelles et les rapports entre les acteurs et les dispositifs.
Fabienne. Tout d’abord, merci d’avoir accepté cet entretien. Récemment, la fin de la bise semble questionner beaucoup de monde, autant dans la sphère professionnelle que dans la vie privée. Peut-on aujourd’hui réellement dire que la bise ne fera plus partie de notre quotidien ?
Non, la bise ne va pas disparaître. Simplement, il y a une redéfinition des contextes dans lesquels on se fait la bise ou pas.
Il y a eu une généralisation de la bise à partir des années 1990 dans le monde de l’entreprise, dans un contexte d’horizontalisation des relations hiérarchiques. Cette généralisation se faisait surtout dans les entreprises qui se disaient porteuses de nouvelles valeurs, dans lesquelles se situait donc la proximité avec les collaborateurs ou les clients. Cela passait à la fois par la bise et le tutoiement. En conséquence, nous sommes arrivés dans les années 2000 avec une situation où la bise était presque forcée dans les organisations. Tout le monde se faisait la bise, comme une sorte de mise en scène, de code qui signifiait « on fait comme si on était proches ». Et c’était assez nouveau, c’est-à-dire que dans l’histoire des codes corporels, la bise a toujours été le signe d’une certaine proximité. Et avec la crise sanitaire, le confinement ainsi que le télétravail, on est en train de redéfinir les conditions dans lesquelles on a envie de faire la bise. C’est donc plutôt bénéfique car cette généralisation de la bise, qui est une sorte de code pour faire croire que nous étions tous proches pouvait peser, et la nécessité de l’éloignement physique à cause du covid permet cette redéfinition. Maintenant, on se pose réellement la question de savoir à qui on souhaite ou non faire la bise, à quel moment et dans quel contexte.
Ce n’est pas pour autant qu’elle va disparaître. Simplement elle devient un geste corporel qui reprend sa signification de la proximité, de l’intimité, et finalement le signe d’une sympathie de l’ordre de la relation familiale et amicale. Donc, c’est très bien !
Elle n’a pas disparu, mais elle n’est pas non plus totalement revenue, notamment dans l’espace domestique en présence de personnes vulnérables (personnes âgées et malades) où on reste vigilent. Je trouve finalement cela intéressant car cela a permis à chacun de conscientiser un geste qui était devenu de l’ordre de l’habitude, qui était vécu pour certains comme une contrainte sans nécessairement se l’avouer… On peut maintenant décider librement à qui on veut ou pas faire la bise en fonction d’un certain nombre de paramètres, dont cette question du sentiment de sa propre vulnérabilité et de celle d’autrui.
Une chose qu’on ne faisait pas non plus avant l’arrivée du covid, c’était de demander à l’autre s’il accepte qu’on se fasse la bise, et c’est vraiment bien, car cela signifie qu’il y a un consentement dans ce geste du quotidien, alors qu’avant, cela pouvait se faire ressentir comme une atteinte à la sphère intime. Dans la continuité des travaux d’Edward T. Hall que je cite sur la « dimension cachée », la proxémie (c’est-à-dire la question de la distance par rapport à autrui) est très importante dans les relations. Pouvoir redéfinir son périmètre de distance acceptable ainsi que la frontière entre ceux que j’accepte dans ma sphère et ceux dont j’estime ne pas être assez proche pour leur faire la bise est très intéressant. Nous sommes dans une période de la société où nous avons finalement la possibilité de dire « non, je préfère rester à distance ».
Sans la bise, peut-on considérer que de nouvelles normes sociales vont ou sont en train de se mettre en place ? Selon vous, les nouvelles manières de se saluer vont-elles modifier nos liens sociaux ?
Il y a bien des nouvelles normes, qui consistent à sortir de cette généralisation de la mise en scène de la proximité. Cette dernière va être revue, avec une proximité qui ne nécessite pas devoir se côtoyer trop proche physiquement, que ce soit avec les clients, les collaborateurs ou encore les fournisseurs. Les valeurs de proximité, de care, d’empathie et d’écoute qui étaient incarnées dans les entreprises par une norme de proximité physique ne le seront plus.
Pour ce qui est des nouvelles manières de se saluer (coude à coude, poing à poing), je ne pense pas que cela va changer nos liens sociaux. En fait, toutes les sociétés ont toujours été riches dans leur capacité à inventer ou réinventer des salutations. Alors le coude à coude, le poing à poing…. Pourquoi pas ! Ce sont des codes qui se déploient pour signifier notre sympathie et qui montrent que la société est créative.
Se saluer est bien une nécessité de la relation. La base de cette dernière est le moment de la rencontre, du salut. Erving Goffman en parle d’ailleurs dans ses travaux sur la mise en scène de la vie quotidienne. On ne peut pas ne pas se saluer ; c’est un acte de civilité qui vise à montrer que l’autre n’est pas considéré comme un danger. On accueille l’autre. Toutes les civilisations, toutes les cultures développent des rites pour saluer autrui. Donc si on ne peut/veut plus faire la bise, on réinvente des codes de salutations, qui peuvent très bien être le fait de baisser la tête, d’utiliser certains types de postures physiques ou tout simplement avec le verbal.
Finalement, je crois que tout le monde se satisfait de cette redéfinition du périmètre de la bise. En début de réunion, quand il fallait faire le tour pour se saluer et faire la bise à tout le monde, je ne pense pas que c’était vécu comme quelque chose d’intéressant et de pertinent pour les gens.
La bise (mais aussi l’ensemble des gestes affectueux pour se saluer comme les câlins, les tapes amicales, etc.) est-elle vectrice et créatrice de lien ? Sans elle, les gens sont-ils capables de créer des liens aussi forts ?
Non. Que ce soit par une tape sur l’épaule, le hug, s’embrasser ou se faire la bise…. Tout contact physique est un élément irremplaçable. Car en touchant physiquement autrui, on se met en relation avec son interlocuteur au niveau émotionnel. Nous sommes des mammifères, et pour faire passer des émotions, la modalité la plus naturelle reste notre corps. Quand on veut montrer son affection à un enfant par exemple, la première chose qu’on veut faire, c’est le toucher. On démontre son affection et on communique les émotions que l’on ressent par ce biais. L’élan physique vers autrui est un élan de relation sociale et donc d’acceptation de l’autre.
Donc pour répondre, non, on ne peut se passer de contact physique. C’est aussi vital que manger et boire. Beaucoup de travaux ont été faits sur la nécessité de toucher les nourrissons par exemple, et des études montrent que les bébés prématurés ont besoin du contact peau à peau pour se développer. Le contact physique procure un sentiment d’être émotionnellement relié aux autres et c’est ça qui nous permet de nous sentir bien, de nous développer psychologiquement. On meurt d’absence de contact physique. L’exemple des maisons de retraite dans lesquelles les personnes âgées ont souffert de cette absence de contacts l’illustre bien. C’est aussi par cela qu’on peut se sentir faire partie d’une communauté.
Finalement, la bise n’est-elle pas davantage une habitude sociale qu’un besoin humain ?
Si, tout à fait. De l’ensemble des contacts physiques, ce n’est pas nécessairement la bise qui est le plus intéressant en ce qui concerne la connaissance de l’autre. C’est un geste tellement furtif et rapide. Souvent, c’est du contact joue à joue, et il ne se passe pas grand-chose dans l’échange. Le hug est par exemple plus intéressant que la bise, notamment sur la quantité d’informations que l’on reçoit de la part de l’autre, et même une simple poignée de main peut donner beaucoup d’indications sur l’état émotionnel d’autrui alors qu’une bise rapide et mal faite n’a aucun intérêt.
Je travaille sur ces questions depuis trente ans, et j’ai pu observer que l’intérêt de la crise, du confinement et du télétravail est que cela a révélé des éléments qui, la plupart du temps, étaient invisibles car issus de l’habitude. Je suis ravie par cette période de perturbation de nos habitudes corporelles car cela a permis à tous les individus de se poser la question du choix des relations. Cela a été perturbant pour beaucoup mais bénéfique, car cela nous a obligé à conscientiser ce que l’on veut de la relation corporelle à autrui en fonction des espaces intimes familiaux, professionnels et publics dans lesquels nous évoluons.
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