Interview de Jean Garrigues – spécialiste de l’histoire politique

A-t-on connu dans l’Histoire mondiale des évènements similaires à la crise sanitaire actuelle ? Les bouleversements provoqués par le Covid-19 semblent inédits…

Évidemment, il peut y avoir dans l’Histoire des références : comme avec la « peste noire » qui aurait fait plus de 25 millions de victimes en Europe entre 1347 et 1352 ou encore  la « grippe espagnole » des années 1918-1919 qui en tua le double dans le monde entier. On a beaucoup abordé la crise du coronavirus comme le résultat de notre mondialisation. Mais il ne faut pas oublier, qu’à l’origine, la grippe dite « espagnole » est aussi le fruit d’échanges entre les continents puisque cette pandémie est partie des États-Unis avant de s’étendre à l’Europe mais aussi à l’Inde et à la Chine, qui furent les plus touchées. Toutefois, il est vrai que la crise actuelle est inédite par la rapidité de sa diffusion et surtout de la sur-information qu’elle a suscitée. Si la pandémie de 1918 a été appelée grippe espagnole alors qu’elle était partie des États-Unis, c’est parce que les Américains en guerre ont censuré l’information pour ne pas affaiblir le moral des populations. L’Espagne, qui était restée neutre pendant le conflit, a été le premier pays à dévoiler la gravité de la situation. Ce ne serait plus possible aujourd’hui. Et de la même manière, la plupart des pays touchés par la pandémie de 1918 étaient désarmés pour la combattre, faute de moyens sanitaires, politiques été parce qu’ils étaient engagés dans la guerre. Aujourd’hui, il y a une mobilisation mondialisée contre le virus : c’est le confinement. Ce qui ne veut pas dire que des inégalités extrêmes ne subsistent pas dans les moyens d’endiguer la pandémie, entre régimes autoritaires et démocraties libérales, et surtout entre pays riches et pays pauvres. 

La Vème République est-elle compétente pour résoudre cette crise dont la réponse – le confinement – questionne à la fois nos institutions et nos libertés individuelles ? 

Les institutions de la Vème République ont été fondées sur un principe de décision et d’autorité. N’oublions pas qu’elles ont été créées par un militaire, le général De Gaulle.  L’idée était de combiner à la fois les libertés républicaines et le principe d’autorité et d’efficacité de la tradition bonapartiste. Les institutions de la Vème République sont conçues pour articuler un pouvoir exécutif fort aux fondamentaux de la démocratie en temps de crise. La Vème République a survécu à la guerre d’Algérie, à Mai 68, à la crise de 1995, parce qu’elle avait la capacité de donner une réponse exécutive efficace, autour du principe d’autorité incarné par le chef de l’Etat. C’est plus facile de légitimer des mesures d’exceptions dans un système de ce type que dans des systèmes plus parlementaires. Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper, le renforcement de l’autorité de l’Etat en temps de crise ne doit être considéré en démocratie que comme une parenthèse. Par exemple, avant même la fin de la Première guerre mondiale les restrictions de liberté ont été levées rapidement et la vie parlementaire ne s’était interrompue que quelques mois au tout début du conflit. Les peuples de longue tradition démocratique sont réticents à toute pérennisation de l’autoritarisme étatique. Ce qui est certain par contre c’est que la dynamique sociale et politique qui se dégage va donner un nouveau souffle à l’Etat providence, à l’Etat protecteur et organisateur. Ce que montre cette crise c’est à quel point on a besoin d’un second souffle de l’Etat providence. 

Les dernière guerres ont changé notre organisation du travail, notamment avec la valorisation du travail des femmes. Aujourd’hui c’est le télétravail qui est de mise, peut-on s’attendre à le voir s’encrer durablement dans nos vies ?

Comme toujours les périodes de crise, et les guerres très souvent, sont des accélérateurs sociaux. Il est vraisemblable par exemple que la pratique du télétravail va se démultiplier après la crise, et que notre regard sur la transition écologique va encore se modifier. Toutefois, le regard de l’historien incite à rester vigilant sur la capacité d’évolution d’une société d’après-crise. Si l’on prend l’exemple de l’émancipation des femmes au travail, qui fut une caractéristique de la Première guerre mondiale, on constate qu’au lendemain du conflit, celles-ci ont été incitées à regagner leurs foyers pour retrouver leur statut ancestral de femmes et de mères. Il a fallu attendre 1944 pour qu’elles obtiennent le droit de vote en France. C’est pourquoi on peut imaginer que dans toute une série de domaines, la crise actuelle soit un catalyseur d’avancées sociales ou sociétales, mais ces avancées vont se heurter à tout un ensemble d’inerties et de réflexes conservateurs qui risquent fort d’en atténuer les effets. Il faut rester attentif à ce que les progrès engendrés par la « guerre » puissent être pérennisés en période de paix.

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