Interview : Jean-Christophe Degryse, médecin généraliste

Bonjour et merci d’avoir accepté cet échange pour parler de l’évolution de votre parcours professionnel dans la santé. Tout d’abord, pourriez-vous vous présenter ainsi que votre parcours ?

Avant ma transition professionnelle, j’ai exercé environ sept fonctions différentes en vente, marketing, et Business Development. D’abord régionalement, puis au niveau national avant de terminer sur l’Europe. J’ai également touché au développement de produits, mais majoritairement occupé des fonctions marketing à l’échelle européenne et notamment pour les Laboratoires Baxter.

Au niveau de ma formation initiale, j’ai un master de Biochimie, un MBA en Marketing avec une mineure en Finance (Sorbonne) et en Communication Digitale (Celsa).

Aujourd’hui, et depuis le mois dernier, je suis médecin !

On a plutôt tendance à observer, dans le secteur de la santé, des professionnels qui débutent d’abord par une pratique dans la santé (médecins, kinésithérapeutes, ostéopathes,…) avant de se tourner progressivement vers une carrière dans l’industrie. Vous avez adopté un schéma inverse. Comment cette envie de changement s’est-elle construite et réfléchie ? Quel a été votre déclencheur ?

Il y a eu plusieurs déclencheurs. D’abord, il faut savoir que mon père a été malade très tôt dans sa vie. C’est un premier déclencheur. Je pense être par ailleurs quelqu’un de fondamentalement empathique : j’ai toujours eu besoin d’avoir une utilité sociale dans ma vie professionnelle. Par exemple, dans mes réalisations au sein de Baxter, il y a eu des choses que j’estime avoir été utiles : la commercialisation du premier facteur VIII recombinant, le développement de produits comme des systèmes de reconstitution pour que les infirmières et infirmiers ne soient pas exposés aux produits cytotoxiques, etc. Mon activité dans l’industrie était donc déjà cohérente par rapport à ce besoin.

Mais l’utilité sociale s’est un peu diluée avec le temps et j’ai senti ce manque. La médecine est certainement l’un des meilleurs domaines dans lequel l’utilité sociale est présente, et notamment la médecine générale qui m’a de suite attiré car c’est à mon sens la plus utile pour la population et la plus variée grâce aux patients. Paradoxalement, des spécialités qui nécessitent un ou deux ans d’internat supplémentaires me semblent plus routinières ensuite. Comme vous pouvez le voir à travers ma carrière précédente, je ne suis pas très habitué à la routine, et je ne suis d’ailleurs pas très confortable psychologiquement avec cette dernière. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je fais du remplacement et que je vais sans doute repousser jusqu’au dernier moment mon installation.

Quel impact cette transition a-t-elle eue sur votre vie professionnelle et personnelle ? Pouvez-vous aujourd’hui dire que vous êtes plus heureux dans le métier que vous exercez ?

En ce qui concerne l’impact sur ma vie personnelle, j’ai deux filles d’un précédent mariage. Mon droit de visite classique s’est donc transformé en droit d’hébergement  durant les petites et grandes vacances des six premières années. Au début, cela a été un peu difficile avec ma fille ainée. Elle n’a pas forcément accepté ce changement d’alternance mais pendant dix ans, j’ai pris la décision de ne jamais partir en vacances sans elles.

C’est surtout grâce à mon épouse, à sa gentillesse et à son inintérêt pour l’argent, que j’ai pu mener ce projet.

Là où cette transition s’est le plus ressentie se trouve au niveau financier. J’aime bien utiliser l’expression « avoir terminé en caleçon », qui décrit plutôt bien ma situation !

Et suis-je plus heureux aujourd’hui ? Oui, réellement. Car mon métier est très varié. Pour chaque nouveau patient qui entre dans votre cabinet, vous ne savez pas ce que vous allez avoir.

En revanche, il est beaucoup plus stressant, dans la responsabilité que j’ai envers mes patients et leur santé. Même en ayant été Marketing Manager Europe, la responsabilité n’est pas du tout la même et la comparaison est à mon sens même impossible.  

Y’a-t-il eu des difficultés notables auxquelles vous avez été confronté dans ce changement (financement de votre projet, gestion du temps, etc.) ? Et si c’était à refaire ?

J’avais réalisé un Business Model qui est tombé tout juste. J’ai quasiment fini « en caleçon » au terme de ces études que j’ai financé uniquement grâce à mes économies. L’autre difficulté est d’avoir le double de l’âge de ses camarades. Je vais avoir 53 ans, j’en avais donc 43 en première année, devant des jeunes de 18 ans. Et la différence d’âge fait beaucoup : ce sont des études très demandeuses dans la sollicitation de la mémoire. De facto, nous avons une moins bonne mémoire à 40, 50 ans qu’à 20 ans. Par ailleurs, ce genre de projet n’est pas du tout courant en France. Je pense être le plus vieil interne à ce jour en ayant fait tout le parcours, alors que c’est un schéma beaucoup plus fréquent dans les pays anglo-saxons. Et cela suscite par conséquent la curiosité de beaucoup d’internes, de médecins, etc. Cela m’a d’ailleurs un peu surpris – je ne m’attendais pas à certaines incompréhensions face à mon choix. Je pense que j’avais sous-estimé le caractère exceptionnel de ce type de démarche et d’investissement dans la culture française.

Sur le plan personnel, je n’ai pas eu de difficulté notable car j’ai été soutenu, et je dirais même supporté dans ma charge de travail et mon stress par mon épouse.

Si c’était à refaire, aurais-je le courage ? Honnêtement, je ne pense pas. Ce que je veux dire, c’est que j’ai déjà payé le prix… L’avantage de repartir pour 10 ans, c’est que je pourrais le faire en dépensant moins d’énergie et moins de stress tout en étant plus performant car j’ai déjà couru ce marathon ; j’ai maintenant la connaissance de ce qui est efficace, ce qui ne l’est pas, de ce qui nécessite de s’investir ou au contraire pas tant que ça.

Enfin, votre avis sur l’état du système de santé en France aujourd’hui : avant, vous étiez patient et/ou partenaire, aujourd’hui, vous « pratiquez » la santé. Ce changement de position a-t-il fait évoluer votre vision du système ?

J’ai déjà été partenaire mais dans des domaines à chaque fois plutôt étroits, je n’avais donc pas une vision globale du système de santé, à l’inverse de ce que me permet la médecine générale. Mais je dirais que oui, ma vision a quand même changé. On peut dire que je suis resté aux moyens humains (dans ma représentation) qu’il y avait sans doute encore 20 ans auparavant. J’ai pleinement conscience que la France a régressé dans ce domaine, de par la stagnation de la démographie médicale, l’augmentation de la population et l’absence de revalorisation de l’enveloppe budgétaire globale de la santé, y compris de la rémunération des médecins. Si on prend le prix de la consultation sur les vingt dernières années, il n’a pas suivi l’inflation. La revalorisation récente à 26,50 € est là mais ne fait que rattraper l’inflation des deux ou trois dernières années. Elle ne fait même que compliquer les choses, par exemple pour les patients qui règlent en liquide, obligeant le médecin à avoir de la monnaie. Et je pense que les médecins généralistes gagnent moins aujourd’hui qu’il y a 20 ans, même si de mon point de vue, nous gagnons correctement notre vie. Il y a donc une baisse d’attractivité chez les jeunes pour la médecine générale. La tendance actuelle dans le choix de la spécialisation se fait aujourd’hui autour de l’esthétique, l’anesthésie (une spécialité très rémunératrice), l’ophtalmologie ou encore la cardiologie.

Les différentes analyses de syndicats d’internes le montrent : le rang moyen pour la médecine générale recule malgré le fait qu’on ne puisse plus parler aujourd’hui de numerus clausus. Au-delà de la question de rémunération, l’exercice n’est plus le même. Les jeunes ne veulent plus exercer seul. Moi non plus d’ailleurs : nous sommes actuellement trois, et cela nous permet d’échanger quotidiennement sur nos dossiers patients, ce qui est très important. En bref, les jeunes ne veulent plus travailler cinq jours et demi par semaine et avec une rémunération qui n’est pas à la hauteur de l’investissement que cela représente.

Après, l’État a mis des choses non coercitives en place pour pallier le manque de médecins en zones rurales. Les médecins qui s’installent (pour une durée minimale de 5 ans) afin d’exercer dans les « déserts médicaux » touchent par exemple une subvention. L’État verse également une aide à l’installation qui est croissante plus la zone est déficitaire (il existe actuellement trois niveaux de déficit). A titre personnel, je ne le fais pas car j’ai besoin de garder une mobilité par rapport à mon épouse et son travail. Le remplacement est donc aussi une bonne option pour cette raison.

C’est une bonne chose selon moi que cette solution ne soit pas coercitive. En effet, je pense qu’en France, l’exercice de la médecine libérale n’est pas particulièrement attractif. Si on contraignait donc les médecins à s’installer dans ces zones-là, il y aurait un risque d’émigration des médecins. Pour ma part, je ne suis pas sûr que j’exercerai toute ma carrière en France.

J’aimerais terminer notre échange en parlant d’un ami qui m’a confié vouloir tenter le même parcours que moi. Je souhaite donc encourager toutes celles et ceux qui veulent le faire de franchir le cap (tout en ayant conscience de l’investissement que cela représente !). Je pense que j’ai été enfin en paix avec moi-même en considérant que je valais quelque chose grâce aux études de médecine. C’est aussi cela que ces dix dernières années m’ont apporté. Ce n’est pas que je suis fier de moi, mais plus en paix avec ce que je voulais être. J’étais critique sur mes études antérieures, je me disais que j’aurais pu faire plus. Maintenant, c’est bon ! Après, je sais qu’à 18 ans, je n’aurais pas du tout pu me permettre financièrement de suivre ce cursus. J’ai dû travailler pendant mes études, chose qui n’est pas possible quand on souhaite réussir en médecine et je pense que beaucoup de jeunes sont dans ce cas de figure. J’encourage donc mon ami mais aussi toutes les personnes qui veulent se lancer à le faire en sachant que cela nécessite une seconde de folie pour neuf-dix-onze ans de courage !

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